Pourquoi la torture ne marche pas ?
Giulietta Mottini
46 Pourquoi la torture ne marche pas ?
Quelle importance, serait-on tenté de rétorquer, celle-ci étant moralement insoutenable et strictement interdite par le droit international. Une affaire des siècles passés, pense-t-on. On se surprendrait presque à l’associer aux supplices du Moyen-Âge, imaginant les chairs déchirées, les os cassés et de conclure trop rapidement à sa désuétude.
Or, la torture est une réalité contemporaine pratiquée dans le monde entier et à laquelle les Etats démocratiques n’échappent pas. Que l’on songe au recours à la torture par la France durant la guerre d’Algérie ou par le Royaume-Uni dans le cadre de leur campagne contre l’Armée républicaine irlandaise. Que l’on songe aussi à l’Allemagne reconnue en 2010 responsable de torture par la Cour de Strasbourg en raison de méthodes d’interrogatoire pratiquée par la police sur un prévenu. Que l’on songe encore aux Etats-Unis, amateurs des techniques d’interrogatoire dites renforcées, utilisées sur certains détenus à Guantanamo Bay.
Ces techniques d’interrogatoire dites renforcées sont notamment décrites dans une série de textes juridiques, les Mémos de torture, rendus accessibles en 2009 par l’ancien Président Barack Obama. A titre d’exemple, on y trouve la « technique du mur » soit le fait de tirer un détenu vers soi avant de le repousser contre le mur d’un coup sec de telle sorte que ses omoplates heurtent le mur en premier. Y figurent aussi la privation de sommeil – pouvant être infligée jusqu’à onze jours d’affilée –, l’enfermement dans un espace confiné durant dix-huit heures ou encore le simulacre de noyade durant lequel un détenu est solidement attaché à une surface plane inclinée, les pieds surélevés, le front et les yeux recouverts d’un bâillon sur lequel est continuellement versé de l’eau.
La variété des méthodes utilisées à Guantanamo Bay est si grande qu’elle en empêche un exposé complet dans le présent article. Néanmoins, pour ne pas faire l’erreur d’être pudique en matière de torture, il me semble nécessaire d’en présenter une dernière : celle consistant à mettre un prisonnier sous perfusion avant de lui injecter de grandes quantités de fluides intraveineux puis de le forcer à se souiller de son urine ou de se promener en laisse en aboyant comme un chien. Vous l’aurez compris, l’imagination représente la seule limite au renforcement des méthodes.
Comme l’illustrent bien ces exemples, la torture prend de nos jours tendanciellement la forme de ce que l’on nomme la torture blanche, laquelle 47 a pour caractéristique de ne laisser aucune trace sur le corps. L’absence de séquelles physiques visibles ne change rien à l’atrocité ou l’illégalité de telles méthodes, elle en rend toutefois un examen public plus difficile.
De surplus, toutes ces méthodes ont en commun d’être présentées comme des techniques d’interrogatoire, c’est-à-dire d’avoir pour but principal l’obtention de renseignements. Il s’agirait d’encourager le détenu à coopérer en éveillant chez lui un sentiment de malaise, de panique voire un effet de choc ou d’humiliation. Et alors, ça marche ?
La pratique contemporaine de la torture et sa critique font l’objet du livre du chercheur irlandais Shane O’Mara, Pourquoi la torture ne marche pas – L’interrogatoire à la lumière des neurosciences, traduit récemment en français par Margaret Rigaud.
L’effectivité des méthodes de torture ne repose nullement sur des fondements scientifiques.
Comme nous l’explique Shane O’Mara dans son ouvrage, l’effectivité de telles méthodes ne repose nullement sur des fondements scientifiques. Aussi absurde que cela puisse paraître, il semblerait que les séries télévisées aient plus d’influence que la science dans ce domaine. 24 heures chrono, notamment, aurait profondément influencé la pratique de l’interrogatoire aux Etats-Unis. L’usage de la torture y est représenté comme un moyen efficace d’obtenir l’information cruciale – comprenez impossible à obtenir autrement. En fin de compte, la torture ne serait rien de plus qu’un mal pour un bien. Faute de mieux, on y recourrait – presque à contrecœur – pour sauver une vie en danger, ou mieux encore, pour le bien de la nation.
Il n’a jamais été prouvé que la torture permette d’obtenir des informations véridiques et fiables. Au contraire, la torture aurait des conséquences radicalement opposées à l’effet recherché.
Afin de comprendre pourquoi la torture ne marche pas, c’est-à-dire pourquoi elle ne permet pas d’obtenir des informations fiables, il est indispensable de connaître le fonctionnent de la mémoire et du langage. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la mémoire et le langage ne servent pas principalement à enregistrer fidèlement nos expériences, respectivement à les relater. Tous deux ont pour objectif premier notre survie au sein d’une structure sociale. Il est très facile d’induire en erreur la mémoire d’une personne, laquelle aura tendance à conformer ses souvenirs à l’opinion du groupe et ainsi à s’adapter à son environnement. Par ailleurs, la mémoire est un processus relativement fragile qui varie selon les circonstances, s’altère au fil du temps, évolue à la lumière de nouvelles informations ou sous l’influence de questions tendancieuses. Autrement dit, la mémoire n’est pas garante de stabilité et la conviction – sous-jacente à l’utilisation de la torture – selon laquelle on pourrait facilement accéder à des informations stockées dans notre mémoire est erronée. Par ailleurs, l’interprétation du langage verbal et non verbal – élément central de tout interrogatoire – n’est de loin pas si évidente qu’elle puisse paraître, celle-ci n’étant pas exempte des influences sociales et culturelles des personnes concernées.
Alors quand est-il de l’efficacité des différentes méthodes de torture ? L’idée selon laquelle imposer des stresseurs aigus, en enfermant une personne ou en la privant de sommeil, stimulera le fonctionnement de sa mémoire est largement répandue. Or, une série d’études menées en neurosciences contredisent clairement une telle croyance : en réalité, les stresseurs aigus affectent particulièrement la remémoration 48 d’informations et les capacités visuo-spatiales. Nombreux sont les détenus de Guantanamo Bay à rapporter des hallucinations visuelles et auditives subies en raison de telles pratiques ; un effet absolument contreproductif pour obtenir des informations véridiques.
Tout ceci vaut même si la personne interrogée est désireuse de coopérer ce qui permet de balayer un deuxième stéréotype selon lequel la torture permettrait de palier un manque de motivation du sujet : même une personne qui voudrait collaborer en éprouverait de la difficulté.
Tout ce que l’on peut obtenir par la torture, ce sont des fausses confessions, des pseudo-aveux extorqués par la souffrance. En outre, l’espoir entêté d’obtenir des renseignements par la torture a également pour conséquence le risque de surenchère qui accompagne l’échec répété de telles méthodes.
Soulignons finalement que le scénario d’urgence de la bombe à retardement – souvent utilisé comme ultime argument – ne rend pas la torture plus effective, d’autant plus que la mise en œuvre des techniques de coercition prend des semaines voire des mois.
A l’heure de l’intensification de la guerre contre le terrorisme et de l’hyper-émotion dans les discours politiques, il me semble adéquat et nécessaire de traiter d’un sujet tel que la torture selon une approche rationnelle et pragmatique ce que Shane O’Mara fait à merveille dans un livre à la fois complet et accessible à un large public.
Anmerkung der Redaktion
Lesenswert zur Folter und ans Herz gelegt seien auch:
Jean Améry: Die Tortur, in: Jenseits von Schuld und Sühne. Bewältigungsversuche eines Überwältigten, 1966, enthalten auch in: Werkausgabe, Bd. 2, 2002.
Elaine Scarry: The Body in Pain, The Making and Unmaking of the World, 1985, dt. Der Körper im Schmerz, 1992.