Les cheveux roux
Joëlle Vuille (rousse) & André Kuhn-Roux (complètement gris)
«Red hair, sir, in my opinion, is dangerous.» (P.G. Wodehouse)
Introduction
Christian partage avec une auteure de cette contribution une caractéristique qui fait de lui un être atypique : il est rouquin. De tout temps, les roux ont occupé l’imaginaire populaire, faisant l’objet de légendes et alimentant bien des fantasmes. Tour à tour volcaniques, maléfiques, traîtres ou tentateurs dépourvus d’âme, la mythologie, l’art et la culture populaire regorgent de roux sulfureux. Christian étant professeur de criminologie (entre autres activités), il nous a paru naturel de nous interroger sur la place des roux dans la criminologie, afin d’établir, in fine, si Christian a choisi son métier par hasard, ou si, au travers de la couleur de sa chevelure, c’est le crime qui l’a choisi. Après avoir évoqué les causes biologiques de la rousseur, nous explorerons la place particulière que les roux ont eue dans l’histoire des sociétés humaines. Nous évoquerons quelques stéréotypes tenaces quant aux rôles des rousses dans la sorcellerie, avant de nous interroger sur la place des roux dans la criminologie et la criminalistique modernes. Nous terminerons ce panorama en évoquant la victimisation des roux, ainsi que leur potentiel professionnel.
Le gène roux
Seuls 2% de la population mondiale est affublée de cet étendard flamboyant que sont les cheveux roux,766 avec des variations importantes d’une région à l’autre du globe : si la plupart des roux sont concentrés dans les îles britanniques (environ 10% de la population en Ecosse et en Irlande), on trouve également bon nombre de roux parmi les Udmurt de Russie orientale, les Berbères du Maroc, les Kabyles d’Algérie et les Juifs ashkénazes.767 Chez la plupart des roux, la couleur rousse des cheveux, ainsi que la peau pâle et les taches de rousseur qui l’accompagnent souvent, est causée par une mutation d’un gène appelé MC1R (pour « melanocortin 1 receptor ») situé sur le chromosome 16. Pendant longtemps, on a pensé que cette mutation était apparue en Asie centrale il y a 3000 ou 4000 ans, mais des découvertes archéologiques récentes suggèrent que les Néandertaliens possédaient déjà une variante de ce gène, il y a environ 50’000 ans.768 Le gène MC1R permet la production d’un pigment appelé phéomélanine (un type de mélanine), qui donne cette pigmentation particulière à celui qui le possède. Le gène est en général récessif, si bien que les deux parents doivent en être porteurs pour que leur descendance puisse être rousse. Biologiquement parlant, le gène MC1R et la peau claire qu’il produit sont 287 très utiles sous les latitudes septentrionales car ils permettent de tirer un profit maximal du peu d’ensoleillement présent : grâce à eux, la vitamine D est synthétisée plus vite chez les roux que chez les personnes pourvues de teints plus sombres, ce qui offre aux roux un avantage du point de vue évolutif car cela les protège contre le rachitisme.769 Le revers de la médaille étant que les roux sont quasiment dépourvus de protection naturelle contre les rayons UV. A cet égard, des rumeurs circulent régulièrement sur le fait que les roux, comme les pandas roux,770 seraient en voie d’extinction, soit à cause d’une mobilité toujours plus grande des populations mondiales (qui rendraient toujours plus difficile la rencontre de deux porteurs de l’allèle roux),771 soit à cause du changement climatique (qui apporterait plus de beau temps dans les contrées reculées des Highlands écossais772). En réalité, il n’en est rien : le gène roux se porte bien, et il n’est pas près de s’éteindre.773
Roux et rousses
La rousseur a une place particulière dans l’histoire de nombreuses sociétés humaines. En effet, dans tous les groupes humains qui ont laissé derrière eux des traces interprétables, les roux ont été mis à part par leurs congénères.774 Contrairement à d’autres couleurs de cheveux, la rousseur a ainsi souvent été utilisée pour véhiculer des représentations (parfois positives, souvent négatives) au sujet des personnes qui en étaient affublées. Elle a souvent été utilisée pour signifier le courage et la force physique : on dépeint ainsi régulièrement le dieu nordique Thor comme ayant été rouquin, tout comme le dieu égyptien Seth, le roi Arthur, la reine Boudicca, Guillaume le Conquérant ou encore Richard Cœur-de-Lion. A l’inverse, bon nombre de personnages peu recommandables ont été décrits comme étant roux : on pensera à Lilith, Caïn, Judas, ou encore Marie Madeleine. D’un point de vue historique, il est très difficile d’établir qu’une personne ayant vécu il y a plusieurs (dizaines) de siècles était rousse (si elle a même existé). Mais la légende les a peut-être faites rousses précisément pour véhiculer une certaine image, sachant que tout le monde comprendrait les attributs implicites associés à cette couleur de cheveux. Utiliser la rousseur pour se démarquer a d’ailleurs été un instrument de communication politique à certaines époques: il est aujourd’hui documenté, par exemple, que Ramsès II, Cléopâtre et Attila se teignaient les cheveux au henné, probablement pour marquer leur puissance et effrayer leurs adversaires.
Au-delà d’individus célèbres, la rousseur a également été utilisée au travers de l’Histoire pour marquer des groupes sociaux. Il est historiquement établi, par exemple, que les esclaves étaient dépeints comme étant roux dans la Grèce775 et la Rome antiques,776 que les roux servaient de boucs émissaires en Egypte ancienne777 et qu’un édit de Saint Louis de 1274 imposa aux prostituées de se teindre les cheveux en roux afin qu’elles soient reconnaissables.778 De nombreux animaux roux (bœufs, chats, chiens, renards, écureuils) furent sacrifiés tant chez les Egyptiens que chez les Romains, et plus tard au Moyen-âge, à Mardi-Gras, à Pâques ou à la Saint-Jean.779 Bien souvent dans la culture populaire, la rousseur a été synonyme de violence et de dégénérescence (pour les hommes), et de 288 maladie et de promiscuité sexuelle (pour les femmes).780 De nombreuses légendes tournent d’ailleurs autour des roux. Par exemple, en France, il était dit que les nombrils des bébés mis au monde par des sages-femmes rousses ne cicatrisaient jamais, et que leur haleine fétide causait parfois la mort de la parturiente.781 Une croyance rapportée dans la région de Liverpool voulait qu’il était de mauvais augure, pour les marins, de croiser un rouquin avant de partir en mer et que si cela arrivait, il fallait renoncer au voyage. Dans le sud de l’Ecosse, la première personne qui franchissait le seuil d’une habitation à Nouvel An ne devait pas être un rouquin, sous peine d’amener la malchance sur la maisonnée.782
Les croyances populaires sont également véhiculées au travers de l’art. Or, les personnages roux sont relativement nombreux dans la littérature occidentale, et sont en général méchants, pervers ou physiquement répugnants. On pensera à Shylock dans The Merchant of Venice de Shakespeare,783 à Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Hugo, au meunier dans les Canterbury Tales de Chaucer, à Fagin dans Oliver Twist et à Heep dans David Copperfield de Dickens, ou encore à Jack dans Lord of the Flies de Golding.784 Dans Bussy d’Ambois, de George Chapman, il est dit que le poison le plus létal est fabriqué à partir de la graisse d’un homme roux.785 La Nana de Zola, quant à elle, est scandaleuse (pour son époque), et elle est naturellement rousse. On nous dira que la grande majorité des scélérats, des vauriens et des femmes aux mœurs légères dépeints dans la littérature ne sont pas roux, et c’est vrai. Mais la couleur de leurs cheveux n’est jamais utilisée pour signifier leurs défauts ; dans le cas des roux, c’est toujours le cas.
Aujourd’hui encore, la culture populaire et la recherche scientifique attribuent toutes sortes de caractéristiques intéressantes (ou absurdes) aux roux. Ainsi, ils seraient surreprésentés parmi les victimes de piqûres d’abeilles,786 auraient besoin de plus d’anesthésiant lors d’une opération chirurgicale,787 saigneraient plus,788 seraient moins sensibles à la douleur,789 mais seraient plus sensibles au chaud et au froid.790 Une croyance apparemment courante parmi les chirurgiens – et que la première auteure s’est entendu dire à de réitérées reprises – est que des complications surviennent toujours avec les roux. Par ailleurs, les roux auraient une odeur particulière,791 seraient plus souvent gauchers que la population générale,792 auraient moins de risque de développer un cancer de la prostate,793 mais un risque plus élevé de développer un cancer de la peau.794
289 D’un point de vue anthropologique, il n’est peut-être pas étonnant que la rousseur ait une place si particulière dans les communautés humaines. Dans les langues germaniques, le même mot désigne la couleur rousse et la couleur rouge (« rot » en allemand, « red » en anglais, « rood » en néerlandais, notamment). Or, dans presque toutes les sociétés humaines, le rouge est associé au danger (sang, feu), à la colère (« voir rouge »), à la passion, à la honte (« rougir »), à la guerre (Mars), à la perte (« être dans le rouge »). D’un point de vue biologique, la couleur rouge cause chez celui qui la regarde une augmentation du métabolisme, de la fréquence cardiaque et de la respiration (raison pour laquelle les panneaux d’interdiction et les feux de signalisation, par exemple, sont rouges).795 La crainte de la couleur rouge est probablement ancrée très profondément dans des recoins primitifs de notre cerveau : même les singes semblent s’en tenir éloignés.796
La marque du Diable
A l’époque moderne, l’association des roux avec les forces du Mal semble remonter à l’Inquisition. En l’espace de quelques siècles, entre 50’000 et 100’000 personnes auraient été exécutées en Europe pour sorcellerie, dont 80% de femmes.797 Les sorcières étaient souvent accusées d’avoir ensorcelé leurs victimes, d’avoir empoisonné du bétail, de rendre les hommes et les animaux stériles, ou d’avoir fait perdre des récoltes, par vengeance ou par méchanceté. Cette persécution fut encadrée, d’un point de vue méthodologique, à partir de 1486 par le fameux Malleus Maleficarum, « manuel d’utilisateur » des inquisiteurs.798 L’ouvrage contient une description de ce qu’est la sorcellerie et de ce que les sorcières sont capables ou non de faire, des instructions sur la façon d’attraper les sorcières, comment mener l’instruction, comment détenir les coupables et comment les exécuter. Il contient également des informations sur les modes de preuve, sur le crédit à accorder à différents types de témoins, sur la crédibilité des avocats, et sur la façon, pour les autorités, de se protéger contre les pouvoirs des sorcières.
Une partie importante de l’ouvrage est consacrée aux « marques du Diable » laissées sur les corps des sorcières et permettant d’identifier celles et ceux qui avaient fréquenté Satan d’un peu trop près, par exemple des taches sur la peau, des verrues ou de zones du corps insensibles à la douleur. Les cheveux roux et les taches de rousseur sont souvent évoqués dans ce cadre, car ils seraient les « marques du Diable » par excellence. En réalité, ces caractéristiques physiques n’apparaissent pas dans le Malleus Maleficarum : le célèbre livre ne contient aucune référence à la rousseur. Bien sûr, aucune statistique de l’époque ne documente la couleur des cheveux des sorcières, et on ne peut donc pas se prononcer définitivement sur la surreprésentation des rousses parmi les femmes exécutées pour sorcellerie durant l’Inquisition. Pourtant, la surreprésentation des rousses parmi les sorcières est l’une des croyances les plus largement répandues dans le domaine et est encore documentée (à tort) dans de nombreux ouvrages contemporains.799
Qu’il soit roux ou non, la sorcellerie est un sujet passionnant pour un criminologue car elle illustre parfaitement la nature socialement construite de la délinquance. N’est criminel que celui qui est désigné comme tel par la loi 290 pénale, et celle-ci varie à l’infini dans le temps et dans l’espace. Durant les pires moments de l’Histoire de l’humanité, ces constructions sociales ont permis d’ériger en crime le fait de ne pas appartenir à une certaine caste, le fait de ne pas partager les opinions de la classe dirigeante, le fait d’avoir une certaine couleur de peau ou encore de pratiquer une certaine religion. Le crime de sorcellerie est ainsi une démonstration par l’absurde de l’usage que les autorités (et les citoyens) peuvent faire des lois pénales pour se débarrasser des personnes jugées indésirables dans un groupe social. Les sorcières ne sont d’ailleurs pas des êtres du passé ; nos sociétés en créent régulièrement, chaque fois qu’une hystérie collective désigne à la vindicte populaire des individus qui personnifient certaines peurs primales, alors même que les preuves contre eux font défaut.800
Le positivisme classique
Si, de tout temps, les hommes ont probablement tenté de comprendre et d’expliquer les comportements de leurs congénères (et en particulier les comportements qui heurtaient l’ordre social), ce n’est qu’au XIXème siècle que sont apparues les premières théories scientifiques de la délinquance. L’une des figures les plus connues dans ce domaine est certainement Cesare Lombroso, médecin italien ayant entamé ses travaux dans les années 1860. Homme de son temps, Lombroso était persuadé que la criminalité avait des causes biologiques, était innée et héréditaire. Pour lui, l’homme criminel était un être atavistique qui portait sur lui les signes extérieurs de sa déviance et pouvait ainsi être reconnu comme tel.801
Au vu de l’image très négative attachée aux rouquins au travers des époques, on aurait pu s’attendre à ce que les cheveux roux apparaissent dans la liste des caractéristiques corrélées par Lombroso et ses collègues de l’école positiviste italienne à la délinquance. Lombroso avait d’ailleurs relevé des proverbes (notamment vénitiens) qui mettaient en garde contre les roux, ainsi que contre les personnes à la peau pâle (un bon nombre de roux tombent également dans cette catégorie, faut-il le rappeler). Parmi les femmes, Lombroso rapporta effectivement une surreprésentation de blondes et de rousses parmi les femmes criminelles en regard de la population générale, en particulier dans les crimes de luxure.802 Il notait également que les prostituées avaient, plus souvent que les femmes « normales » (nous reprenons ici sa terminologie) une chevelure abondante.803 Du côté des hommes, en revanche, les propres données de Lombroso ne lui permirent pas de confirmer la surreprésentation des roux parmi les hommes délinquants par rapport à la population générale.804 Une bonne nouvelle pour Christian ? Pas totalement, parce que Lombroso nota que les personnes ayant les yeux bleus étaient surreprésentées dans ses échantillons (surtout chez les escrocs), sans qu’il ne soit donné d’explication à ce phénomène.805
L’idée que la délinquance serait corrélée avec des caractéristiques physiques visibles n’a toutefois pas disparu avec la fin du XIXème siècle. En effet, en 1947 encore, un éminent professeur de droit pénal et de criminologie allemand (temporairement émigré aux Etats-Unis) mettait encore en lien rousseur et criminalité, en rappelant le grand nombre de hors-la-loi roux ayant fait régner la terreur lors de la conquête de l’Ouest américain un siècle au- 291 paravant.806 D’après lui, la surreprésentation des roux dans ce groupe de personnes s’expliquait par le fait que seuls les tireurs les plus rapides survivaient dans ces contrées reculées ; or, les roux jouissaient d’une motricité optimisée (la publication ne précise pas comment ou pourquoi), ce qui leur donnait un avantage naturel par rapport à leurs ennemis. Cette plus grande réactivité n’était d’ailleurs pas seulement physique mais aussi psychologique, ce qui se traduisait par une plus grande susceptibilité des roux ; à son tour, ce trait de la personnalité expliquait pourquoi les roux se retrouvaient régulièrement du mauvais côté de la loi.807 Dans un sursaut de lucidité scientifique, l’auteur releva tout de même qu’il y avait peut-être autant de hors-la-loi roux que de hors-la-loi non roux, mais que ce sont les roux dont leurs contemporains se sont le mieux souvenus et ont le plus parlé. Nous dirions aujourd’hui que son échantillon souffrait effectivement d’un biais de sélection.808
Les statistiques modernes de la criminalité n’ont jamais confirmé une quelconque corrélation entre comportements contraires à la loi et cheveux roux. Néanmoins, on est bien obligé de constater que ces statistiques ne contiennent pas de données sur la couleur des cheveux des infracteurs. A un niveau strictement scientifique, l’hypothèse d’un lien entre rousseur et délinquance ne peut donc pas être falsifiée. Par ailleurs, les statistiques de la délinquance n’enregistrent que les infractions qui sont portées à la connaissance des autorités pénales, qui font l’objet d’un enregistrement par la police, respectivement d’une condamnation ou d’une mise en détention.809 Or, on pourrait arguer – toujours à titre d’hypothèse –, comme un auteur l’a encore avancé récemment au sujet des femmes,810 que les roux ne sont peut-être pas moins délinquants que les autres, mais qu’ils sont plus malins et ne se font jamais prendre. Tester une telle hypothèse serait très difficile d’un point de vue méthodologique ; il nous faut donc accepter que ce doute ne pourra probablement jamais être levé.
Rousseur et analyses ADN
C’est peut-être à l’ère de la génétique que les roux vont finalement perdre leur bataille séculaire contre les forces du Bien (pour le lecteur qui aurait perdu le fil du propos, nous entendons par là les autorités pénales). En effet, le législateur fédéral envisage actuellement la possibilité de rendre licite une technique d’analyse ADN appelée « phénotypage forensique ». Il s’agit, en résumé, de pouvoir inférer l’apparence (c’est-à-dire le phénotype) d’une personne ayant laissé une trace sur une scène de crime à partir de ses caractéristiques génétiques (son génotype). Une telle manière de faire pourrait être utile pour fournir des pistes d’enquête lorsque le profil de la trace ne trouve pas de correspondance dans la base de données ADN nationale et/ou qu’une recherche de grande envergure au sens de l’art. 256 du Code de procédure pénale811 est restée infructueuse. Une motion demandant une modification de la Loi sur les profils d’ADN812 sur ce point avait été adoptée dans ce sens au Parlement en 2016,813 afin de relancer l’enquête dans l’agression d’une femme survenue à Emmen en 2015, qui n’avait mené à rien malgré des prélèvements ADN fait sur près de 400 hommes de la région.814
292 A partir d’une trace ADN trouvée sur une scène de crime, le phénotypage permet d’inférer (avec un certain degré de probabilité) l’apparence de la personne qui en est la source. Actuellement, en plus du genre qui peut déjà être déterminé par une analyse ADN « classique », il est possible de fournir des indications quant à l’origine géographique de la personne, la teinte de sa peau, la couleur de ses cheveux et de ses yeux. Or, il se trouve que les roux sont particulièrement desservis par cette nouvelle technique. En effet, cette dernière, malgré des performances variables pour prédire toutes sortes de couleur de cheveux, semble particulièrement au point pour prédire que le donneur d’une trace est roux.815 Même la présence de taches de rousseur peut être prédite ! Autant dire que le règne de terreur des roux serait près de se terminer si la Suisse autorisait le phénotypage forensique.
Le phénotypage est déjà explicitement autorisé dans quelques pays européens et Etats américains, tandis que la majorité des législations sont muettes sur le sujet (pour l’heure).816 Son efficacité est incertaine : on ignore combien d’affaires ont été résolues grâce à cette technique. Certains spécialistes du domaine ont toutefois dénoncé les problèmes que la technique pourrait poser, non pas à un niveau scientifique, mais en termes d’éthique.817 On pourrait en effet craindre que, une fois le portrait-robot phénotypique publié, l’enquête se focalise sur un certain type de personnes (par hypothèse : ayant une peau foncée), renforçant ainsi certains stéréotypes sociaux, malgré le fait que la technique n’est pas encore d’une grande fiabilité et qu’il peut donc s’agir d’une fausse piste.818 Ensuite, le phénotypage forensique implique une analyse des parties de l’ADN qui contiennent potentiellement des informations très sensibles sur l’individu et peut ainsi poser problème du point de vue du droit à la vie privée et de la protection des données. Si l’interdiction d’analyser les parties codantes de l’ADN établie à l’art. 2 al. 2 de la Loi sur les profils d’ADN venait à être levée, il serait par exemple possible, à terme, de prédire qu’une personne développera une certaine maladie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, une telle information peut être utile dans une enquête pénale car certaines maladies ont des effets visibles. Or, le suspect ne veut pas forcément partager ces informations avec autrui, il ne les connaît peut-être pas lui-même, et il ne veut peut-être même pas les connaître. Par ailleurs, on pourrait craindre que le phénotypage forensique n’ouvre une boîte de Pandore : si l’on autorisait aujourd’hui l’analyse des gènes qui déterminent la couleur des yeux, on pourrait un jour l’utiliser pour essayer de prédire la dangerosité d’une personne. Et alors, quelle mesure prendra-t-on pour l’empêcher de passer à l’acte ?
Cheveux roux et victimisation
Depuis 2009, le monde entier célèbre « Kiss a ginger day », une fête inventée aux Etats-Unis dont le but est de montrer votre affection à ce rouquin un peu spécial dans votre vie. La célébration a lieu chaque année le 12 janvier. Cette journée a été initiée en réaction au sinistre « Kick a ginger day » qui avait été lancé en Angleterre quelques années auparavant et qui, comme son nom l’indique, est une journée dédiée aux attaques anti-roux, lors de laquelle chacun est encouragé à s’en prendre physiquement à un rouquin, à l’insulter à cause de la couleur de ses cheveux ou à l’humilier publi- 293 quement (l’activité a même un nom dédié, le « ginger-bashing »). Lancé sous forme de groupe Facebook par un adolescent canadien qui venait de regarder l’épisode topique de « South Park »,819 « Kick a ginger day » a mené à des actes de violence contre des roux simplement parce qu’ils étaient roux. Certains expliquent la prévalence élevée des sentiments anti-roux en Angleterre (plus élevées qu’ailleurs selon eux) par l’histoire des relations anglo-irlandaises : des siècles de conflits, d’abord religieux, puis politiques et sociaux, ont pu créer des rancunes tenaces de la part de certains Anglais envers cette population très souvent rousse.820 Peu amusées, certaines forces de police ont décidé de traiter ces attaques comme des « hate crimes », au même titre que les attaques homophobes ou racistes.821 Pour notre part, si nous regrettons évidemment que les roux puissent être victimes de harcèlement et d’agressions violentes, il nous semble exagéré de tenir ces actes pour équivalents aux discriminations systématiques dont sont victimes d’autres groupes sociaux dans nos communautés, comme les Noirs américains, les gens du voyage en Europe, ou les communautés LGBT+.822 Nous ne militerons donc pas pour une extension de la protection de l’art. 261bis CP aux roux.
Les sondages de victimisation,823 utilisés en criminologie afin de circonscrire quelque peu le chiffre noir de la délinquance, ne relèvent pas une surreprésentation des roux parmi les victimes d’infractions. Mais à nouveau, la couleur des cheveux n’est pas une variable qui est relevée dans ce type de recherches, et on ne peut donc pas totalement écarter l’hypothèse d’un lien entre rousseur et victimisation. On peut toutefois se demander si les rouquins se sentent effectivement victimes de harcèlement au quotidien ou dans les médias. Dans une étude menée dans 20 pays auprès de 1742 personnes au total (dont 65% de roux), l’auteur (un Irlandais rouquin) s’est interrogé sur la corrélation possible entre couleur des cheveux, harcèlement subi, anxiété et dépression.824 Il en est ressorti que, parmi les roux, 92% des hommes et 86% des femmes interrogés rapportent avoir été moqués ou harcelés en raison de la couleur de leurs cheveux (seuls 6% des hommes et 10% des femmes non roux ont rapporté avoir fait une expérience similaire).825 Quel effet cela a-t-il sur la santé mentale des rouquins ? Ici, il faut différencier les genres : les femmes rousses se sont dites moins déprimées et anxieuses que les femmes non rousses, mais c’est l’inverse pour les hommes roux, qui se sont dits plus anxieux et déprimés que les hommes non roux. De façon générale, les sujets roux se sont plaints de l’image des roux véhiculée dans la culture populaire.
Nous ignorons si Christian a pris part à l’étude mentionnée ci-dessus et comment il évalue son niveau d’anxiété dans la vie de tous les jours. Nous vous encourageons toutefois à célébrer avec lui sa rousseur et, pourquoi pas, à l’embrasser la prochaine fois que vous le croiserez un 12 janvier. 294
Conclusion
En 2006, des chercheurs anglais se sont mis en tête d’étudier la corrélation entre couleur de cheveux et succès professionnel.826 Ils ont ainsi répertorié la couleur des cheveux des directeurs généraux (CEO) des 500 entreprises les mieux cotées du London Financial Times Stock Exchange. Résultat étonnant : les roux sont surreprésentés dans ce groupe par rapport à la population britannique générale (20% contre 5%). Pour les auteurs de l’étude, cela n’est cependant pas dû aux plus grandes compétences des roux ou à une ambition hypertrophiée de leur part ; le secret résiderait dans le fait que les non-roux voient les roux comme des personnes compétentes et talentueuses,827 et les promeuvent ainsi de façon disproportionnée (les blonds, et surtout les blondes, subissant le sort inverse, selon les résultats de la même étude).
A l’occasion de ses 60 ans, nous faisons le constat que Christian a fait une carrière remarquable dans le crime (respectivement, dans la criminologie). Nous ignorons s’il est un criminel-né, s’il n’a jamais pratiqué la sorcellerie comme hobby, ou s’il dégaine plus vite que son ombre ; bref, nous ne savons pas si son accointance avec le crime est plus intime que les connaissances théoriques que possède tout professeur de criminologie qui se respecte, ou si c’est grâce à sa chevelure flamboyante qu’il a été promu,828 encore et encore, aux plus hautes fonctions académiques. Le fait est que Christian fait mentir tous les stéréotypes négatifs sur les roux et redore quotidiennement le blason des roux du monde entier. Et il n’y a pas de raison que cela s’arrête, car l’ange Oliver le protège.829 Nous lui adressons nos meilleurs vœux pour son anniversaire et lui souhaitons longue route !
La couleur rousse étant définie (par le Larousse) comme une couleur intermédiaire entre le jaune et le rouge, avec des reflets dorés.
De manière surprenante, il y en a relativement peu en Roumanie et au Pérou.
Lalueza-Fox et al., A melanocortin 1 receptor allele suggests varying pigmentation among Neanderthals, Science 2007, 1453 ss.
Concrètement, le rachitisme rend les os mous, et une femme ayant les os du bassin mous peut avoir de grandes difficultés à mener une grossesse à terme.
Pour être précis, les pandas roux sont actuellement classés « en danger » dans la Liste rouge de l’Union internationale pour la protection de la nature.
http://www.news.com.au/national/gingers-extinct-in-100-years-say-scientists/story-e6frfkp9-1111114243424, [15.7.2019].
Ce qui brûlerait les roux comme des vampires exposés aux rayons du soleil – nous résumons quelque peu le propos.
https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jul/10/redheads-die-out-extinction-ginger-gene-bad-science-red-hair, [15.7.2019].
Roach, The roots of desire: The myth, meaning, and sexual power of red hair, Londres 2006, 3.
La Rosa, The big redhead book : inside the secret society of red hair, New York 2017, 129 ss. Pour Aristote, Traité de la génération des animaux, Livre 5, § 9, « la couleur rousse est en quelque sorte une maladie du cheveu ».
Roach (note 9), 39.
Fauche, Roux et rousses, un éclat particulier, Paris 1997, 33.
https://www.lexpress.fr/styles/coiffure/les-mysteres-du-blond-venitien_1493701.html, [15.7.2019].
Roach (note 9), 50 ; Fauche (note 12), 33.
Une possible explication à cela est que, avant que l’on ne comprenne les lois de la génétique, la naissance d’un enfant roux de parents non roux pouvait être comprise comme le signe d’un adultère de la part de la mère.
Verdier, Les femmes et le saloir, Ethnologie française 1976, 349 ss., 352.
Roach (note 9), 77.
Comme Shylock, dans Three Ladies of London de Robert Wilson et The Jew of Malta de Christopher Marlowe (les trois pièces datent de la même époque), l’usurier est un Juif qui, dans les productions originales, était joué avec une perruque rousse. De nombreux chercheurs attestent d’un lien historique entre antisémitisme et sentiments anti-roux. Voir Roach (note 9), 40.
Roach (note 9), 34.
Roud, The Penguin guide to the superstitions of Britain and Ireland, Londres 2003 (entrée « Red hair »).
Non confirmé par la science.
Liem et al., Anesthetic requirement is increased in redheads, Anesthesiology 2004, 279–283.
Cunningham et al., Red for danger? The effects of red hair in surgical practice, British Medical Journal 2010, 1304 ss.
Confirmé pour les femmes rousses : : Mogil et al., The melanocortin-1 receptor gene mediates female-specific mechanisms of analgesia in mice and humans, Proceedings of the National Academy of Sciences 2003, 4867 ss.
Confirmé par la co-auteure rousse de cette contribution. Pour une confirmation scientifique, voir Liem et al., Increased sensitivity to thermal pain and reduced subcutaneous lidocaine efficacy in redheads, Anesthesiology 2005, 509 ss.
Ce qui pourrait s’expliquer par le fait que leur peau est plus acide que la moyenne. L’idée est apparue à la fin du XIXème siècle dans un ouvrage rédigé par un certain Galopin, « Le parfum de la femme », et elle semble avoir quelques assises scientifiques.
Cette croyance découle du fait que la rousseur et le fait d’être gaucher sont causés par de gènes récessifs, et qu’ils pourraient donc être transmis ensemble. Nous n’avons cependant pas trouvé de confirmation de cette corrélation dans la littérature scientifique.
Weinstein/Virtamo/Albanes, Pigmentation-related phenotypes and risk of prostate cancer, British Journal of Cancer 2013, 747 ss.
Rodwell, Melanoma: Seeing red, Nature Reviews Cancer 2012, 795 ss.
Roach (note 9), 12.
Khan et al., Red signals dominance in male rhesus macaques, Psychological Science 2011, 1001 ss. A l’inverse, le rose aurait des vertus apaisantes, à tel point qu’il est aujourd’hui très tendance de peindre les cellules de prison en rose pour calmer les détenus : https://www.amnesty.ch/fr/sur-amnesty/publications/magazine-amnesty/2010-3/suisse-le-rose-nouvelle-mode-dans-les-prisons-suisses.
Le Bras-Chopard, Les putains du Diable, Paris 2006, 8. Pour rappel, la Suisse a le privilège douteux d’avoir exécuté l’une des dernières « sorcières » en Europe ; il s’agissait d’Anna Göldin – qui n’était pourtant pas rousse –, mise à mort à Glaris en 1782 pour avoir soi-disant empoisonné les enfants de son patron. Elle fut réhabilitée en 2008 et son procès qualifié de « meurtre judiciaire ».
Très largement diffusé en Europe, il sera mis à l’index quelques années plus tard car entrant en contradiction avec les enseignements de l’Eglise catholique en matière de démonologie.
Selon certains auteurs, les cheveux de la majorité des sorcières étaient gris ou blancs parce que les persécutions prenaient avant tout pour cible les femmes âgées, veuves, pauvres et vivant en marge du groupe social. Sur ce point, voir Collins Harvey, Red: A natural history of the redhead, Londres 2015, 111.
Pensons, par exemple, aux Ouïghours en Chine, aux Rohingya en Birmanie ou aux « migrants » en Europe. Le monde judiciaire n’est d’ailleurs pas en reste : la lutte contre la pédophilie a parfois mené à des chasses aux sorcières à l’encontre de personnes contre lesquelles des preuves solides faisaient défaut, tout comme la répression du terrorisme et (on ose à peine le dire par les temps qui courent) le mouvement #MeToo.
La croyance que la personnalité d’un individu est corrélée à certains traits physiques perdure apparemment aujourd’hui encore. Un article récemment paru dans le quotidien Le Temps offre, en effet, un panorama de recherches récentes explorant cette idée: https://www.letemps.ch/societe/couleur-nos-yeux-predisposerait-certains-traits-caractere, [15.7.2019].
Il s’appuie sur ses propres données, mais également sur les travaux de certains contemporains, comme Marro, Riccardi, et Tarnowsky.
Lombroso/Ferrero, La femme criminelle et la prostituée, Grenoble 1895, Partie III, Chapitre IV.
Lombroso, L’homme criminel, Paris 1887, Tome I, Partie II, chapitre IV.
Lombroso (note 39), Tome I, Partie II, chapitre IV.
von Hentig, Redhead and outlaw: A study in criminal anthropology, Journal of Criminal Law & Criminology 1947, 1.
Roach (note 9), 78, rapporte le cas d’une juge irlandaise qui, en 2001, a condamné un accusé roux pour « disorderly conduct » en lui disant : « I am a firm believer that hair colouring has an effect on temper and your colouring suggests you have a temper ».
A noter que von Hentig deviendra le fondateur d’un champ de recherche majeur, la victimologie.
Killias/Aebi/Kuhn, Précis de criminologie, 3ème édition, Berne 2012, 40 ss.
Guédah, De la violence conjugale à la violence juvénile, Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 2007, 31 ss. Il reprenait une idée d’abord exprimée par Otto Pollak dans les années 1950.
Code de procédure pénale du 5 octobre 2007, RS 312.0.
Loi fédérale sur l’utilisation de profils d’ADN dans les procédures pénales et sur l’identification de personnes inconnues ou disparues du 20 juin 2003, RS 363.
Motion Vitali, « Pas de protection pour les criminels et les violeurs » (motion 15.4150), adoptée par le Conseil national le 18.3.2016 et par le Conseil des Etats le 14.12.2016.
«Vergewaltigungsfall von Emmen bleibt wohl ungelöst», Tagesanzeiger, 15.1.2018.
Hysi/ Valdes/Liu et al., Genome-wide association meta-analysis of individuals of European ancestry identifies new loci explaining a substantial fraction of hair color variation and heritability, Nature Genetics 2018, 652 ss.
Pour l’Europe, voir Samuel/Prainsack, Forensic DNA phenotyping in Europe: views «on the ground» from those who have a professional stake in the technology, New Genetics and Society 2018, 1 ss.
Voir not. Toom et al., Approaching ethical, legal and social issues of emerging forensic DNA phenotyping (FDP) technologies comprehensively: Reply to ‘Forensic DNA phenotyping: Predicting human appearance from crime scene material for investigative purposes’ by Manfred Kayser, Forensic Science International: Genetics 2016, e1 ss. ; Murphy, Legal and ethical issues in forensic DNA phenotyping, NYU School of Law, Public Law Research Paper 2013, 13 ss. A noter que certains critiques virulents de cette technique sont eux-mêmes roux. Coïncidence?
Voir les exemples (tirés d’affaires réelles) donnés par Skinner, Forensic genetics and the prediction of race: What is the problem?, BioSocieties 2018, 1 ss. Les défenseurs de la technique répondront que, même si elle n’est pas fiable à 100%, elle est certainement plus fiable que les déclarations d’un témoin visuel, qui forment aussi parfois la base d’une investigation policière.
Qui, en réalité, voulait véhiculer un message de tolérance envers ceux qui sont différents. Le message était apparemment trop subtil pour certains téléspectateurs…
https://www.theguardian.com/commentisfree/2013/jan/15/gingerism-prejudice-bullying, [15.7.2019].
Voir par exemple les affaires anglaises relatées ici : https://www.newstatesman.com/nelson-jones/2013/01/should-ginger-bashing-be-considered-hate-crime, [31.07.2019].
Certains chercheurs soutiendraient peut-être l’inverse, toutefois. Sur la discrimination systématique envers les roux, voir Anderson, There are some things in life you can’t choose: An Investigation into discrimination against people with red hair, Sociology Working Papers 2001, 1 ss.
Killias/Aebi/Kuhn (note 44), 67 ss.
O’Regan, Red hair in popular culture and the relationship with anxiety and depression, thèse de bachelor, University College Cork, Ireland, 2014, disponible sur: https://www.researchgate.net/profile/Kevin_O_Regan/publication/261861129_Red_hair_in_popular_culture_and_the_relationship_with_anxiety_and_depression/links/0a85e535a7385b63dc000000/Red-hair-in-popular-culture-and-the-relationship-with-anxiety-and-depression.pdf, [15.7.2019].
Par exemple, un participant rapporte qu’une institutrice lui a dit, lors de son premier jour dans une nouvelle classe : « I don›t like redheads, so don›t expect things to be easy in this class for you ». Un autre a eu une altercation avec un homme dans les toilettes d’un établissement public lorsque ce dernier lui a lancé une bouteille de bière dessus en lui disant que les toilettes n’étaient pas pour les roux.
Takeda/Helms/Romanova, Hair color stereotyping and CEO selection in the United Kingdom, Journal of Human Behavior in the Social Environment 2006, 85 ss.
Une idée déjà documentée en 1986, à tout le moins pour les femmes : « Redheaded females were seen as unattractive, but as competent and professional. », Clayson/Maughan, Redheads and blonds: Stereotypic images, Psychological Reports 1986, 811 ss., 811.
Mais évidemment pas en qualité de roux de secours.
Il est en effet bien connu que l’ange Oliver protège les roux. Et même s’il fait du vélo, le roux prend moins de risques que tout autre cycliste, puisque le vélo aura toujours trois roux.