Faut-il se vacciner parce que le bien commun l’exige?
Henri Torrione
Comment j’ai été plongé dans cette controverse
11Mon intervention contre l’exigence du certificat Covid à l’Université de Fribourg, dans un email aux 360 destinataires de la prise de position du Collectif d’étudiants ESC Romandie, a provoqué des réactions diverses, positives et négatives. La réaction négative la plus caractéristique disait la chose suivante : « je vous prierais de tenir vos opinions polémiques sur le vaccin pour vous seul ».
Pour comprendre le sens de cette réaction, il faut savoir que dans mon email j’indiquais que j’étais non seulement vacciné, mais avais de plus fait des efforts pour être un des premiers dans ma tranche d'âge à bénéficier de ce vaccin. La seule opinion « polémique » que l’on pouvait me reprocher était donc de m’opposer à la mesure « politique » d’exclure des cours magistraux les étudiants sans certificat Covid.
Tout le monde semble reconnaitre que c’est une mesure qui a pour but d’inciter les étudiants à se vacciner ; elle n’est en effet pas uniquement mise en place pour des raisons sanitaires, et d’ailleurs en Faculté de droit les étudiants sans certificat Covid peuvent continuer d’accéder librement aux couloirs de Miséricorde, le certificat Covid n’étant pas nécessaire pour les séminaires et les cours bloc (maximum de 20 à 30 personnes). Pour ces cours, c’est le professeur qui décide lui-même librement s’il veut exiger le certificat ou non. L’entrée en salle de cours n’est en revanche pas permise sans certificat dans les grands auditoires (je donne par exemple un cours avec 250 personnes inscrites, mais seulement deux tiers en présentiel, où il y a eu parfois des gardes Securitas à l’entrée de la salle pour faire contrôler les étudiants qui veulent suivre le cours).
Le débat portait en réalité sur une question plus large que simplement la limitation d’accès à certains cours. Cette question plus large avait d’ailleurs été bien mise en évidence par un email d’un professeur au Collectif ESC Romandie, qui disait, en s’adressant aux étudiants faisant partie de ce collectif : « J’aimerais beaucoup vous entendre … exposer votre conception de la liberté, et la manière dont vous liez cette dernière avec la question du bien commun, de l’égalité, et de la solidarité sociale ». Mon email initial était une réaction contre la position de ce professeur : j’expliquais qu’à mon avis le bien commun et la solidarité sociale n’ont rien à faire dans cette affaire. C’est donc à propos de cette question du bien commun et de la solidarité sociale que l’on me demandait de garder mes « opinions polémiques » pour moi seul : je m’opposais en effet à l’idée que certaines personnes, en particulier les jeunes, devaient accepter la vaccination comme une obligation qui leur est imposée moralement sous prétexte que le bien commun exige d’elles ce sacrifice, même si pour elles, compte tenu par 12exemple de leur jeune âge et de leur bonne santé, le vaccin est presque sans utilité. Comme l’a dit le Professeur de médecine, Michaël Peyromaure, le 19 octobre 2021 (Cnews, L’heure des Pros), « le vrai problème, c’est le rapport entre le bénéfice et le risque : on vaccine des gens qui sont très jeunes, qui n’ont donc aucun bénéfice de ce vaccin puisque le Covid est surtout dangereux chez les gens âgés et fragiles, et on a quand même vacciné des quantités de gens jeunes, et il y a des jeunes qui ont eu des complications, surtout cardiaques… ».
Je n’ai pas reçu que des réactions négatives. Je retiens celle de ce professeur en Faculté de droit, qui porte précisément sur ce point politique et juridique fondamental (faut-il vraiment accepter de se vacciner par simple solidarité sociale ?) : « je voulais te communiquer que je partage entièrement ton point de vue, et que je te suis reconnaissant de le faire connaitre. On a petit à petit l’impression qu’il n’est plus autorisé de penser par soi-même ! ».
Ce professeur en Faculté de droit parlait exclusivement de l’obligation de se vacciner, des mesures de pression à cet égard, dont l’obligation de présenter un certificat Covid à l’entrée de certaines salles de cours. Il ne remettait pas du tout en question le vaccin, son utilité pour les personnes à risque, et le fait qu’il est important qu’elles la comprennent et se fassent vacciner.
Je vais me limiter à cette question d’obligation. Je ne vais donc discuter ici que de l’argument du bien commun en faveur de l’obligation vaccinale, en remettant en question la valeur d’un tel argument.
Dans mon email je défendais l’idée que s’agissant de ce vaccin, l’on se fait vacciner pour soi, pour le bien qu’on espère retirer de cette intervention médicale, selon son jugement propre sur la situation dans laquelle on est (son âge, sa situation de santé, etc.) après avoir pris conseil auprès de son médecin. Je soutenais que face aux pressions, il ne faut pas abandonner le gouvernement des actions de sa vie quand on est dans une situation dans laquelle il n’y a pas d’obligation légale de vaccination, et même plus : dans un domaine dans lequel il ne peut pas y avoir d’obligation légale à cet égard à l’heure actuelle (il n’y a pas de problèmes de surcharge au niveau des services de réanimation). La décision personnelle sur son propre cas, en fonction de son âge et de sa situation de santé, est centrale.
«Je vous prierais de tenir vos opinions polémiques sur le vaccin pour vous seul.»
Il ne peut pas y avoir d’obligation pour ce vaccin pour une raison bien simple : la maladie dont le vaccin nous protège attaque surtout les personnes âgées, et le bilan personnel des raisons pour et contre le vaccin sera tout différent entre un vieux comme moi, et des jeunes comme mes étudiants. Cet aspect sera développé plus en détail ci-dessous, en lien avec la question de la justice.
Je soutenais encore que dans une telle situation (celle de ce vaccin, avec ce virus et la maladie qu’elle provoque, avec aussi toutes les incertitudes qui existent encore, et surtout la variété des niveaux de risque par rapport à la maladie), c’est cette multiplicité de jugements individuels et la décision personnelle en fonction de sa propre situation de santé qui vont dans le sens de l’utilité commune (j’explique plus bas pourquoi cette expression est utilisée au niveau politique de préférence à 13celle de bien commun), et pas une mesure d’obligation uniforme et aveugle.
Se référer au bien commun à propos de la vaccination relative à ce virus n’a de sens que si la vaccination du 100% de la population permettrait de faire disparaitre le virus.
Ce qui contribue le plus à l’utilité commune, c’est que les plus vulnérables se protègent, et se protègent tous. Je ne m’opposerais pas du tout à une obligation stricte de vaccination pour les gens de mon âge, avec des sanctions très lourdes, comme prendre soi-même en charge tout le coût d’un traitement en réanimation, mais pour des jeunes comme mes étudiants, et en général pour les gens de moins de trente ans (il faudrait affiner sur la base des statistiques relatives au rapport entre l’âge et le risque de développer la maladie), je suis opposé à toute obligation, à toute pression et contrainte indirecte, et je considère que l’argument du bien commun et de la solidarité sociale ne peut pas être utilisé de bonne foi.
La position sur le bien commun d’un professeur en Faculté de théologie
Peut-on se rendre coupable de contaminer intentionnellement le prochain en ne se vaccinant pas ?
On m’a remis un Avis de quatre pages ne portant pas sur la situation à l’Université de Fribourg, mais sur une situation semblable. Cet Avis analyse les choses du point de vue du bien commun et arrive à la conclusion qu’il existe sur cette base un « devoir moral civique » de se vacciner.
Cet Avis concerne la situation d’étudiants universitaires, donc de personnes jeunes pour lesquels le bilan personnel et la décision pourra être toute différente de ce qu’elle a été pour moi, compte tenu de mon âge.
L’Avis ne tient toutefois pas compte, intentionnellement, de cette différence d’âge. Pourtant entre un vieux et un jeune le risque de mourir de cette maladie est mille fois plus faible pour le jeune. L’Avis de ce professeur en Faculté de théologie va même jusqu’à dire que le pape François s’est soumis au vaccin, et qu’en conséquence « il est imprudent de préférer sa propre estimation à celle du chef spirituel d’un milliard trois cents millions de catholiques ».
Il n’y a pas de doute que le pape François s’est fait vacciner conformément au conseil de son médecin, qui était à coup sûr catégorique compte tenu de l’âge. La situation médicale était probablement tellement claire, compte tenu de l’âge, que le pape François n’a peut-être même pas eu besoin de demander un conseil à son médecin.
Mais si le pape François est un modèle dans ce contexte médical précis, c’est pour les personnes dans sa classe d’âge uniquement. Il n’est en rien un modèle dans ce contexte purement médical, pour les enfants, par exemple. C’est évident !
L’Avis défend même l’idée que c’est un devoir moral de ne pas penser par soi-même s’agissant du vaccin du Covid que l’on se fait administrer. Il va même jusqu’à dire dans une note de bas de page, que si on le fait (si on pense par soi-même s’agissant de cette décision de se faire vacciner), on pourrait se rendre coupable « de jugement téméraire ».
14C’est une idée défendue par beaucoup de progressistes. Elle était sous-jacente dans bon nombre de réactions que j’ai reçues, notamment celle qui me demandait de garder mes opinions polémiques pour moi seul.
Selon l’Avis, il y a à l’égard de ce vaccin « un devoir d’obéissance » : « la complète obéissance est dans l’acceptation de la vaccination ». C’est en Suisse une obéissance à « l’autorité publique légitime » qu’est le Conseil fédéral. En conséquence, se vacciner serait pour les étudiants non vaccinés ce que l’Avis appelle « leur devoir moral civique ».
Laissons de côté un instant la construction qui permet à l’Avis d’arriver à l’idée de « complète obéissance », alors même que la vaccination n’est pas obligatoire en Suisse, et, comme on l’a dit, ne peut pas l’être. Je reviendrai plus bas sur l’idée d’une obligation morale découlant directement du bien commun. Intéressons-nous d’abord à la façon dont l’Avis conçoit les conséquences de la non vaccination. On va mettre en évidence ce qui m’apparaît comme une erreur dans la perspective de base adoptée par l’Avis.
Selon l’Avis, si l’on n’est pas vacciné « les tests n’empêchent pas d’être contaminé et de contaminer le prochain avant que l’on s’isole ».
Contaminer le prochain si l’on n’est pas vacciné ! C’est là la perspective de base de l’Avis. Elle est introduite sans discussion, comme allant donc de soi.
L’Avis semble reposer implicitement sur la conviction que la non vaccination peut quasiment être assimilée à la transmission intentionnelle d’une maladie contagieuse. La personne non vaccinée est comme celle qui a le Sida, le sait, et a malgré tout des relations sexuelles non protégées avec quelqu’un à qui elle cache qu’elle est malade et contagieuse ! L’Avis ne le dit pas ouvertement, et préfère au niveau de ce qui est explicite utiliser l’idée d’une « désobéissance [constituant] en ce cas une faute objectivement grave », mais ce qui est explicitement dit dans l’Avis a une force qui lui vient en réalité entièrement de cette accusation implicite adressée aux non vaccinés : vous contaminez le prochain, ou tout au moins, en ne vous vaccinant pas, vous vous mettez en position de le faire à tout moment, sans même le savoir.
Examinons rationnellement cette idée, très populaire chez certains vaccinés, surtout des vaccinés qui ont en quelque sorte recouru au vaccin à regret, avec une certaine réticence, et semble penser que puisqu’ils l’ont fait (c’est plus une vague indignation qu’une pensée), les autres doivent le faire aussi :
Si le prochain (que l’on va contaminer, selon cette accusation) est une personne vaccinée, la situation est la suivante : comme selon l’Avis le vaccin empêche d’être contaminé (l’Avis l’affirme indirectement : il suffit de prendre a contrario son affirmation que « les tests n’empêchent pas d’être contaminé et de contaminer… »), il n’y a pas de problème, me semble-t-il : selon la logique adoptée par l’Avis, la personne non vaccinée ne va en effet pas contaminer le prochain, parce que ce dernier est protégé par le vaccin qu’il s’est fait administrer.
Si le prochain est une personne non vaccinée, la situation est la suivante : cette personne non vaccinée peut effectivement être contaminée, mais elle doit avant tout s’en prendre à elle-même, surtout si elle est à risque et aurait dû se faire vacciner pour se protéger, compte tenu de son âge et de sa situation de santé. La situation s’agissant des responsabilités respectives de l’un et de l’autre (du contaminant et du contaminé) n’est toutefois pas claire, et on a le dilemme suivant : la solidarité sociale exige-t-elle de se faire vacciner, si par exemple l’on est jeune et en bonne santé, non pas pour soi 15mais pour protéger des personnes qui ne veulent pas se faire vacciner, alors qu’elles le devraient compte tenu, par exemple, de leur âge ? On ne va pas examiner ce dilemme ici, mais il est évident que l’on peut difficilement continuer à tout exiger des jeunes, et rien des vieux.
On sait maintenant que les personnes vaccinées peuvent être contaminées, et contaminer à leur tour. Le vaccin ne protège pas bien à cet égard.
Mais revenons sur ce qui vient d’être dit : on sait maintenant que les personnes vaccinées peuvent être contaminées, et contaminer à leur tour. Le vaccin ne protège pas bien à cet égard. Il n’est pas aussi efficace qu’on l’espérait s’agissant de la propagation du virus. Pour cette raison l’université dans laquelle est mon fils aux USA impose un test salivaire toutes les semaines, aux vaccinés aussi bien qu’aux non vaccinés. Même entre vaccinés, il faut éviter que les personnes contaminées viennent contaminer les autres, et l’isolement s’impose. Selon cet aspect, le test est préférable au vaccin, parce qu’il détecte les contaminés. Tout le développement de l’Avis sur « l’obligation imparfaite au sens moral » qui consiste à recourir au test (p. 2) devient sans objet ! L’Avis aurait dû exiger le test et le vaccin pour les personnes qui visent à la « perfection », s’agissant de ce que l’Avis appelle « leur devoir moral civique ».
Il faut relever en outre que si les personnes vaccinées peuvent être contaminées, et contaminer à leur tour, le dilemme évoqué ci-dessus disparait. Le fait que les vaccinés contaminent eux aussi, peut-être pas tout de suite mais assez rapidement après avoir été vaccinés, met les vaccinés et les non vaccinés quasiment sur le même plan s’agissant de « contaminer le prochain » (même si l’on peut faire des différences entre contaminer un peu plus ou un peu moins). Il n’en reste pas moins que le vaccin protège celui qui l’a reçu des forme grave de la maladie. C’est en cela qu’il est utile. Un professeur de l’Université de Stanford, M. Jayanta Bhattacharia, distingue pour cette raison l’effet « privé » du vaccin (protéger celui qui l’a reçu des formes graves de la maladie) et son effet public (empêcher la contamination), et souligne que ce vaccin, contrairement à d’autres, ne se révèle convaincant que pour l’effet « privé ».
Et il est claire, en conséquence, que s’agissant de ce virus et de ce vaccin, tout relève de la responsabilité pour soi, et rien de la responsabilité pour les autres, rien du bien commun, rien de la solidarité sociale. Le professeur de Stanford que l’on vient de mentionner en tire les conséquences en matière de politique publique de santé : il ne faut pas d’obligation de se vacciner. Et l’accusation de se mettre en position de contaminer les autres du fait que l’on n’est pas vacciné, ne peut pas être maintenue : même les vaccinés contaminent !
La construction de l’idée que « la complète obéissance est dans l’acceptation du vaccin »
L’Avis reconnait que pour arriver à cette idée d’obéissance, « il faut avoir … l’esprit de finesse et non de géométrie ». Il n’y a en effet pas en Suisse d’obligation légale de se vacciner, s’agissant de ce vaccin, et il faut beaucoup de « finesse » à l’Avis pour arriver au même résultat que s’il y en avait une.
16L’Avis y parvient à travers l’argument que « l’obéissance est une vertu par laquelle on sert le bien commun tel que ce service est défini par l’autorité » (p. 2). L’Avis parle à ce propos du « service de la fin », en désignant cette fin comme la « vaccination la plus large possible », et considère que dès lors qu’il y a de la part de l’autorité des actes comme « inciter, convaincre par une pédagogie soutenue » en vue de cette fin, l’obéissance est dans le service de la fin en question.
L’Avis explique l’absence d’obligation de se vacciner, au niveau des décisions des autorités politiques comme le Conseil fédéral, par « le risque de désobéissance massive de la population » si une telle obligation était mise en place. C’est le prétexte qu’il donne pour assimiler « inciter, convaincre par une pédagogie soutenue », à obliger.
C’est une explication qui ne correspond pas à la réalité, ou plutôt, qui reste en surface et se refuse de voir qu’une telle désobéissance proviendrait de l’inégalité des situations par rapport à ce virus entre les jeunes et les vieux, et donc de l’injustice objective de la mesure (et aussi de son inefficacité à faire disparaître la circulation du virus). L’impossibilité juridique et morale absolue, à mon avis, pour l’autorité de prévoir une obligation générale de vaccination dans le cas de ce virus, tient à la diversité des situations par rapport aux conséquences sur la santé de l’infection par le virus.
C’est cela que l’Avis ne veut pas voir : l’idée de bien commun lui sert à justifier commodément une approche globale et simple. Inciter et convaincre par une pédagogie soutenue, ce qui est le choix fait par le Conseil fédéral, laisse au contraire la marge de manœuvre pour le traitement adéquat de toutes les situations concrètes, par les gens eux-mêmes, qui décident au mieux pour eux, compte tenu de leur situation médicale particulière, individuelle, après avoir consulté leur médecin. L’Avis introduit, contrairement aux autorités politiques suisses, une très forte de dose d’uniformité, sous prétexte de bien commun et d’obligation « morale ».
Une autre position sur le bien commun et la solidarité sociale
La question du bien commun et de la solidarité sociale est donc la question centrale s’agissant de la vaccination obligatoire à tous âges.
Précisons d’abord qu’inviter quelqu’un à se vacciner peut tout à fait se faire sans accompagner cette invitation de l’idée qu’il y a chez lui ou elle une culpabilité à ne pas le faire, que la personne se comporterait mal comme citoyen si elle ne le faisait pas, que sa conduite est injustifiable au regard du bien commun et de la solidarité sociale. Cette culpabilisation conduit à diviser les gens, à opposer les vaccinés aux non-vaccinés alors qu’il s’agit souvent de gens qui ne sont pas dans la même situation. C’est malsain et ça peut facilement nourrir une espèce de rancœur généralisée contre les non vaccinés. Cela peut faire naître l’envie de les transformer en boucs émissaires si le vaccin ne va pas, pour finir, tenir ses promesses. Il faut faire très attention avec cette division des gens, surtout que l’on est en train d’y faire rentrer les enfants dès l’âge de cinq ans. Comme le dit le Professeur de médecine, Michaël Peyromaure, « je suis éberlué, pour ne pas dire scandalisé, sur le débat qui est en train de monter sur la vaccination des très jeunes. Aujourd’hui certains médecins et certaines autorités envisagent de vacciner dès l’âge de cinq ans, ce qui pour moi est une folie … ». Qu’est-ce que va donner cette division entre vaccinés et non vaccinés une fois qu’on l’installe dans les classes enfantines, entre enfants dès cinq ans ? C’est assez effrayant comme perspective en cas de vaccination obligatoire à tous âges.
Pour que la mesure d’obligation générale de vaccination soit acceptable, il faut non seulement que ce moyen soit efficace, mais aussi qu’il soit proportionné à la situation concrète. On va passer le reste de ce texte à parler de la question de la proportionnalité du moyen en 17question à la situation actuelle en Suisse, c’est-à-dire de la question de la justice d’un tel moyen. Avant de le faire, disons un mot de l’efficacité du moyen en question.
L’idée que certains devraient accepter la vaccination pour la seule raison que le bien commun leur impose ce sacrifice, suppose en effet, au minimum, qu’un tel sacrifice soit utile. Or rien n’est moins claire. Se référer au bien commun à propos de la vaccination relative à ce virus n’a de sens que si la vaccination du 100% de la population permettrait de faire disparaitre la circulation du virus. C’est là un objectif aussi illusoire, semble-t-il, que de faire disparaitre la grippe par le vaccin. Je ne suis pas spécialiste et ne connais rien à ces domaines, mais les changements d’avis des spécialistes à propos de ce virus et de ses variants remettent au premier plan le simple bon sens de chacun, face à la nécessité de vivre avec un virus qui continuera de circuler. L’idée que le virus va disparaitre grâce à l’universalisation complète de la vaccination n’a, semble-t-il, aucune base scientifique. Ce n’est qu’un vœu. Alors que l’on nous parlait l’année passée d’immunité collective dès que la vaccination aurait couvert le 60% de la population, puis, a-t-on dit, le 70% ou le 80%, on semble aujourd’hui avoir totalement abandonner ce genre de prédiction, tout en continuant, malgré tout, de viser souvent dans les faits, sans le dire, une disparition totale du virus, c’est-à-dire une illusion. C’est cette visée qui autorise certain à parler de bien commun, et à juger les autres au nom du bien commun. Mais le bien commun est autre chose qu’un ensemble de vœux, d’espoirs, de bonnes intentions. Si l’on comprend adéquatement la notion au niveau politique, ce n’est pas un idéal, mais l’utilité effective qui résulte de la combinaison d’efforts et de ressources pour mettre en place des moyens ou des conditions utiles. C’est par exemple, pour les rameurs, la coordination adéquate de leurs mouvements, pour assurer un mouvement effectif du bateau dans la direction voulue.
L’idée que certains devraient accepter la vaccination pour la seule raison que le bien commun leur impose ce sacrifice, suppose en effet, au minimum, qu’un tel sacrifice soit utile.
La réponse s’agissant de l’efficacité est, au mieux, pas très claire. Examinons l’autre aspect. Comme je viens de le dire, pour qu’une telle mesure soit acceptable, il faut non seulement que ce moyen soit efficace, mais aussi qu’il soit proportionné à la situation concrète. Sur ce second point, qui est la question de la justice de la mesure, la difficulté avec ce vaccin est encore plus grande que sur le premier.
Les autorités en Suisse sont arrivées à la conclusion qu’il était juste dans les conditions actuelles de ne pas imposer d’obligation vaccinale sur le plan légal. L’on ne peut pas à mon avis face à ce jugement de justice très clair des autorités suisses, sans le trahir, avancer l’idée d’une obligation morale civique de se vacciner, pour culpabiliser les plus jeunes sous prétexte que le bien commun ou la solidarité sociale exigerait, « moralement », qu’il se vaccinent, et que les autorités suisses elles-mêmes le soutiendraient. Il est vrai que l’on peut faire reposer un jugement de valeur plus favorable sur le comportement consistant à se vacciner, comparé au comportement contraire, si l’on se base sur la prise de position du pape François, qui, dans un message du 18 août dernier a dit que se « vacciner … est un acte d’amour …, c’est un moyen simple mais profond de promouvoir le bien commun et de prendre soin les uns des autres ». C’est le professeur en Faculté de théologie qui a attiré mon attention sur la position du pape François. Mais je ne crois pas, contrairement à lui, que l’on puisse considérer que l’attitude des autorités politiques suisses va dans le sens d’une telle obligation morale, et permette des jugements de valeur de ce genre à l’encontre des non vaccinés.
A mon avis, c’est l’inverse qui est vrai : la justice élémentaire, centrale à la base de la prise de décision du Conseil fédéral, exclut toute idée d’obligation de vaccination s’agissant des plus jeunes, même sur le plan moral. On ne peut même pas dire que du point de vue du comportement « citoyen », celui des vaccinés est meilleurs ; nous allons expliquer dans les douze paragraphes qui suivent pourquoi ce 18serait contraire aux raisons de justice élémentaire qui ont joué un rôle décisif dans la décision du Conseil fédéral :
1. Selon le professeur de médecine Michaël Peyromaure, dont on a déjà parlé, « tous les vaccins qui ont été rendus obligatoire chez les enfants [et rendus obligatoires à juste titre du point de vue moral et juridique], diphtérie, tétanos, poliomyélite, etc. sont des vaccins qui visent à éradiquer des maladies qui tuent à tous les âges. Le Covid, ce n’est pas le cas. On a parfaitement ciblé les groupes à risque ». Le tableau suivant indique le nombre de morts en Suisse par tranches d’âges durant 2021 jusqu’en octobre (statista.com) :
2. Le Conseil fédéral ne pouvait pas rendre ce vaccin obligatoire : face à ce tableau, on comprend immédiatement que ne pas en faire une obligation sur le plan juridique et moral est une question de justice élémentaire. Comment ceux qui sont dans les catégories à risque 19osent-ils exiger pour eux quelque chose des autres en se référant à la morale (au bien commun, à la solidarité sociale, etc…), alors même que ces « autres » sont en train de comprendre les enfants dès cinq ans ? Comment peut-on sans même réfléchir au problème faire passer ce qu’on exige d’autrui comme une exigence du bien commun, alors même qu’on exige quelque chose d’autrui pour soi et les gens de sa classe d’âge ? « Es hat niemand Gewissen als der Betrachtende », dit justement Goethe. Il faut donc réfléchir plus à la question, la considérer sous tous ses aspects.
3. Eliminons la catégorie des plus âgés, parce que pour eux c’est différent : on peut sans problème exiger d’eux la vaccination ! Il n’y a pas d’obligation juridique de se faire vacciner pour eux non plus, sans doute, mais il y a pour eux manifestement une obligation morale de le faire : en ne le faisant pas, ils reportent en effet sur la société la charge de traitements couteux qui seront nécessaires pour eux, alors que ce sont des coûts qui relèvent de leur choix, en raison de l’autoprotection du vaccin. Et ils occupent des places en réanimation !
4. Comment donc aborder la question de savoir dans quelle mesure il faut prendre en compte la situation différente des plus jeunes, pour qui le calcul bénéfice/risque est effectivement tout différent. Il faut y réfléchir. Nous avons certes tous des raisons d’avoir peur, pour notre santé, pour notre famille, pour nos amis, mais ce n’est pas un bon motif pour ne pas réfléchir, pour seulement obéir. L’utilitarisme est en train de l’emporter dans la façon spontanée que l’on a d’envisager la question de l’obligation de vaccination, me semble-t-il. On le voit à l’œuvre avec cette idée, que je refuse, que l’autorité politique rejoindrait par sa décision la position du pape dans le message cité plus haut. Elle la rejoindrait non pas parce que l’autorité politique en appellerait aussi à la charité et à l’amour du prochain sur le plan personnel – c’est la position du pape, et elle n’a rien d’utilitariste – mais parce que l’autorité politique approcherait les choses en fonction d’un pur « critère d’efficacité », comme le soutient de façon surprenante ce professeur en Faculté de théologie, qui est l’auteur de l’Avis dont on a parlé plus haut. Selon lui, si l’on interprète bien ce qui s’est passé au niveau des autorités politiques, on doit reconnaitre l’existence d’une obligation morale citoyenne de vaccination « à tous âges », parce c’est conforme au principe d’utilité.
5. On ne doit pas à mon avis comprendre ce que font les autorités politiques en Suisse de cette façon-là. Elles n’ont pas pris leur décision exclusivement en fonction d’un « critère d’efficacité » ou d’utilité globale. Non seulement la décision qu’elles ont prise n’introduit pas une obligation légale de vaccination, pour des raisons de justice élémentaire évidentes, mais, de plus, ces raisons de justice élémentaire à la base de la décision permettent à mon avis de comprendre celle-ci comme excluant aussi toute autre obligation générale de vaccination, en particulier toute obligation morale découlant du bien commun ou de la solidarité sociale.
6. Il est vrai que cette façon de voir les choses relève d’un combat à contre-courant ! Il est difficile de donner toute l’attention qu’elles méritent à ces raisons de justice élémentaire qui mettent en échec le calcul utilitariste. Celui-ci se fait en fonction du bien-être global de la société, du « plus grand bonheur du plus grand nombre », de « the greater good of society », c’est-à-dire de concepts indéterminés. Dans l’éloquence utilitariste d’Anthony Fauci, le conseiller en matière de santé du Président des USA, de telles raisons n’ont en effet pas de place : s’adressant à la population et notamment aux parents d’enfants, il dit : « You are a member of society. And I think each of us has a responsibility. You have to give up you right to make your own decisions, for the greater good of society ». Face à cette pression de la pensée utilitariste, le Conseil fédéral a le grand mérite de s’en être tenu dans sa décision au droit et à l’équité au niveau des moyens qui peuvent être 20mis en œuvre : l’obligation générale de vaccination n’en fait pas partie, compte tenu, probablement, des faits indiqués dans le tableau ci-dessus, donc de problèmes de justice distributive.
Avec ce vaccin, il ne s’agit bien pas de la mise à mort d’un innocent, mais simplement de sa vaccination. Ne comparons donc pas ce qui n’est pas comparable, mais ne supposons pas non plus qu’un traitement médical administré sans utilité pour la personne qui le reçoit, ne pose pas de problème sérieux.
7. Au centre d’une approche prenant en compte le droit et l’équité, il y a l’opposition à l’idée que la fin justifie toujours les moyens. Il faut se placer au niveau politique pour voir comment cette idée et son rejet fonctionnent, et pas au niveau de la morale individuelle : au niveau politique, il y a une multitude de personnes qui sont concernées, et comme elles sont dans des situations objectivement très différentes les unes des autres, les questions de droit et d’équité sont centrales quand on se demande s’il faut imposer une mesure unique à tout le monde. Alors qu’au niveau de la morale individuelle, auquel se situe le pape dans la prise de position dont on a parlé, les personnes sont prises une à une, et leur comportement est examiné en fonction notamment de leur intention (par exemple, est-ce un acte d’amour du prochain ou non ?). La vaccination forcée d’enfants et de jeunes au niveau collectif, alors que ce n’est pas un traitement médical nécessaire pour eux, mais quelque chose de simplement utile pour d’autres, est contraire à la justice élémentaire et suppose qu’on la mette entre parenthèse, ce qui n’est pas possible en l’absence d’état d’urgence manifeste extrême (sur la clause générale de police, voir notamment l’art. 184 al.3 de la Constitution suisse). Caïphe a fait valoir abusivement l’état d’urgence à son époque, et il a convaincu beaucoup de gens qu’il fallait mettre entre parenthèse la justice au profit de la fin, avec l’argument suivant : « il est préférable qu'un homme périsse plutôt que la nation toute entière ». Ponce Pilate a été convaincu, ou tout au moins il a laissé faire en se disant que l’on ne peut de toute façon pas faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Avec ce vaccin, il ne s’agit bien évidemment pas, dans l’action collective à accomplir à tous âges « for the greater good of society », de la mise à mort d’un innocent, mais simplement de sa vaccination. Ne comparons donc pas ce qui n’est pas comparable, mais ne supposons pas non plus qu’un traitement médical administré sans utilité pour la personne qui le reçoit, ne pose pas de problème sérieux. Par cette analogie avec l’argument de Caïphe, je veux faire comprendre qu’on ne peut pas facilement écarter le jugement informé de l’autorité politique suisse sur ce qui est matériellement justifié et proportionné dans la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui en Suisse, soit, selon le Conseil fédéral au moment de sa décision : pas d’obligation générale de vaccination.
8. Les positions utilitaristes utilisent l’équivoque liée à l’expression « bien commun ». Au 21sens où l’entend le pape quand il parle de « promouvoir le bien commun » par l’acte d’amour du prochain que serait la vaccination, selon la citation donnée plus haut, le bien commun est un principe de moral au niveau personnel qui permet d’exclure les comportements égoïstes. La solidarité sociale va dans le même sens. John Finnis décrit bien en quoi consiste la prise en compte de ce principe de morale : c’est l’attention à « un accomplissement humain intégral (l'accomplissement de toutes les personnes et de toutes les communautés humaines) »1. Cet auteur précise utilement que « l’accomplissement humain ainsi défini n’est pas un but dont on pourrait se rapprocher au moyen de tel ou tel acte. Mais il n’est pas non plus dépourvu de toute force critique », parce qu’il permet d’écarter tout « type de volonté incompatible avec le souci de l’accomplissement humain intégral » (c’est nous qui mettons en italique). Pour Finnis, le bien commun compris en ce sens constitue l’élément central du « premier axiome moral » au niveau personnel.
9. Quand on est au niveau politique, c’est-à-dire au niveau d’un raisonnement pour toute une communauté nationale, par exemple quand on envisage la mesure qu’est l’obligation vaccinale « à tous les âges » comme le fait A. Fauci quand il se réfère à « the greater good of society », il faut faire attention au caractère indéterminé du concept de bien commun. La question du pouvoir politique et de ses limites en dépend (si l’on se trouve dans une situation d’urgence extrême, désespérée, où on doit peut-être faire feu de tout bois, c’est différent). Pour écarter ce caractère indéterminé, la tradition de pensée politique a considéré que le bon critère de l’action commune au niveau politique n’est pas le bien commun pris au sens de « l'accomplissement de toutes les personnes et de toutes les communautés humaines ». L’expression « avantage commun » ou « utilité commune », qui est utilisée de préférence à celle de « bien commun » lorsque l’on est au niveau politique, désigne en effet un ensemble de mesures concrètes, de conditions réalistes, de moyens souvent terre à terre, mis en place par la communauté politique et les autorités politiques en fonction de l’utilité démontrée de ces mesures pour les habitants du pays. On est donc loin d’une fin aussi totalement indéterminée que « l'accomplissement de toutes les personnes et de toutes les communautés humaines » : il s’agit uniquement de moyens efficaces à mettre en place, de conditions, pour les habitants du pays. Leur mise en place est sans doute la fin que doit réaliser la communauté nationale en question, mais on est au niveau d’une fin empirique, si j’ose dire, testée par l’expérience humaine, génération après génération.
10. Comme à ce niveau politique la question du pouvoir est centrale (le « pouvoir concernant l’homme et la communauté dans laquelle il vit », selon l’expression d’Aristote2), l’utilité commune a été conçue non seulement comme une fin qui est à la base des décisions et de l’activité de la communauté en question et de ses dirigeants, mais surtout, en même temps, comme une limite mise à ce pouvoir3. On a parlé à juste titre, pour cette raison, de l’utilité commune comme « a ‘purpose of government’ critical standard »4. Il faut bien voir que la limite n’est pas seulement dans le contrôle de l’efficacité du moyen mis en œuvre (on en a parlé plus haut), mais surtout dans le contrôle de son caractère proportionné à la situation concrète, comme en matière de légitime défense. Sauf qu’ici on a une situation impliquant un grand nombre de personnes qui sont dans des positions très différentes face au virus les unes des autres, du point de vue du risque, et 22le test du caractère proportionné de la mesure implique celui du contrôle de son utilité commune. Ce « critical standard » explique que dans le cas que nous discutons ici, le Conseil fédéral n’a pas pensé seulement à « l’intérêt général ». La position utilitariste comprend cette dernière expression comme une référence au caractère décisif de « the greater good of society », donc quelque chose d’autre que la prise en considération de l’utilité commune. L’adjectif « commune » qui qualifie l’utilité signifie, en effet, que c’est l’utilité non seulement pour tous en général, mais aussi pour chacun en particulier : on doit donc aussi tenir compte de ce qu’exige la mesure, de chacun « séparément »5. Le critère de l’utilité commune comme limite à l’activité de la communauté politique en cause, à celle de son gouvernement (de l’Etat, si l’on veut faire le lien avec le droit comme « limite de l’activité de l’Etat », selon l’art. 5 al. 1 Cst.), implique donc une conception du droit et de la justice qui tienne compte de la séparation des personnes6. La mise en œuvre concrète d’une justice qui tient compte de la séparation des personnes, c’est la fin non utilitariste de communautés politiques mises en place, pourtant, pour leur utilité – une fin non utilitariste qu’Aristote caractérise en disant qu’elle est « le droit et la justice, à savoir l’avantage commun »7. Il ajoute que c’est là le « bien politique ». Pour l’atteindre il faut que dans le pays en question la justice distributive intervienne au niveau de la distribution juste des obligations respectives (par exemple la distribution des obligations de vaccination : à chacun sa part, selon une égalité de proportion qui tienne la route, comme dans toutes les distributions8).
You have to give up your right to make your own decisions, for the greater good of society.
11. C’est sur la question de la distribution proportionnellement égale que porte le jugement d’appréciation de l’autorité politique, lorsqu’elle détermine ce qui est justifié en matière d’obligation vaccinale dans la situation en cause. Ce jugement est central, et en même temps délicat et difficile. Amartya Sen décrit bien dans son ouvrage (voir supra note 6) le travail de la raison pratique en lien avec un tel jugement. Dans le meilleur des cas, un tel travail aboutit à une détermination exacte de ce qui est proportionné à la situation. Cette détermination ne suppose pas vraiment de 23critères préalables, selon Amartya Sen, et se fait essentiellement par une analyse attentive de la situation face à laquelle on se trouve, et par l’examen comparatif des solutions envisageables compte tenu des caractéristiques de cette situation. La raison pratique cherche par cette comparaison à déterminer dans un débat aussi ouvert que possible la ou les solutions adéquates, compte tenu des caractéristiques de la situation. Le Tribunal fédéral a brillamment mis en évidence ce type de démarche de la raison, à l’aide de la formule suivante : il faut pour le juge « apprécier d’une manière objective tous les éléments pertinents [du cas ou de la situation en cause] et rechercher la solution adéquate aux circonstances spéciales du cas particulier », ou, si l’on n’a pas affaire à un cas particulier, aux caractéristiques de la situation générale en cause (ATF 101 Ia 545). C’est une démarche qui intervient en effet non seulement dans les hypothèses de l’art. 4 CC (qui traite de situations dans lesquelles la loi renvoie au pouvoir d’appréciation du juge, notamment lorsqu’on a affaire à un cas particulier avec des circonstances spéciales), mais aussi à un niveau constitutionnel et politique fondamental, où l’on a affaire à une situation générale, par exemple celle qui est illustrée par le tableau ci-dessus avec des taux de mortalité très différents suivant l’âge des gens. En effet, il y a aussi des jugements de justice à ce niveau constitutionnel de base (ce sont ceux qui ont pour objet « le droit » comme limite de l’activité de l’Etat, selon l’art. 5 al. 1 Cst.9), et il s’agit aussi alors de discerner la solution adéquate. Il s’agit d’adéquation compte tenu non plus des circonstances spéciales du cas, mais compte tenu des caractéristiques de la situation générale en cause (en l’occurrence, l’efficacité du vaccin dans la disparition éventuelle de la circulation du virus, la dangerosité du vaccin, les différents risques de développer la maladie suivant l’âge que l’on a, etc.). L’utilitarisme et aussi la tradition de pensée du contrat social (voir supra note 6 sur John Rawls et cette tradition) défendent des approches qui refusent de reconnaître à ce niveau l’existence de jugements de justice et de discernements effectués sans qu’il y ait de critères préalablement établis. Aristote a exprimé de la façon suivante le fait que ce sont des jugements de justice qui jouent un rôle décisif dans les discernements nécessaires à ce niveau constitutionnel de base : « La vertu de justice c’est quelque chose de politique ; en effet, les rapports de justice constituent l’ordre concernant la communauté politique, et la vertu de justice c’est le discernement de ce qui est juste »10. Pour comprendre toute l’importance des jugements de justice à ce niveau fondamental chez Aristote, il faut bien voir que ce dernier n’a pas laissé, « contrairement à d’autres philosophes anciens, […] d’ouvrages consacrés aux lois, des Nomoi ou un De legibus »11, et défend la conception suivante des lois (aussi de la loi qu’est la constitution) : la loi n’est que la formulation de la bonne solution selon le jugement d’appréciation auquel le constituant ou le législateur s’est arrêté au terme d’une démarche analogue à celle du juge, à propos de la situation qu’il a considérée. « Par rapport à Platon, […] on peut dire qu’Aristote 24désacralise le domaine de la loi », remarque Pierre Aubenque12, et contribue ainsi, avec les sophistes à ce qui constitue selon moi un apport essentiel des lumières grecques : les lois (pas seulement l’absence de vaccination obligatoire en Suisse selon l’Ordonnance du Conseil fédéral, mais aussi la règle de l’art. 5 al. 1 Cst., selon laquelle le droit est la limite de l’activité de l’Etat) sont « œuvres de la politique (τῆς πολιτικῆς ἔργοις) »13, et tout dépend de la justesse des mesures mises en place, c’est-à-dire du contenu des lois. Dans une démocratie directe, le gouvernement des affaires humaines, comme par exemple les décisions concernant la vaccination obligatoire s’agissant du Covid, est ultimement en mains du peuple.
12. Jusqu’à maintenant le Conseil fédéral a tranché la question de l’égalité dans la distribution de l’obligation vaccinale en rejetant nettement toute obligation générale de vaccination. On peut regretter un manque de clarté s’agissant des limitations liées à l’usage du Certificat Covid, dont certaines sont un moyen détourné de faire pression pour la vaccination, et espérer que cela soit corrigé au plus vite, mais on ne peut qu’applaudir la netteté du refus du principe selon lequel ce vaccin serait quelque chose d’obligatoire à tous âges.
Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, sous la direction de Monique Canto-Sperber, 3e édition, 2001, article de John Finnis intitulé « Loi naturelle », pp. 921 à 927, p. 926.
Aristote, Les Politiques, III.6, 1278b16-18, où Aristote parle des « sortes de pouvoir concernant l’homme et la communauté dans laquelle il vit », trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, p. 226.
Voir John Locke, Deux traités du gouvernement, trad. B. Gilson, Vrin 1997, p. 212, sur cette idée centrale qu’au niveau politique, pour les communautés politiques et les autorités politiques, la fin est en même temps la limite à ne pas dépasser.
Richard Ashcraft, Revolutionary Politics and Locke's Two Treatises of Government, Princeton 1986, p. 320.
Aristote, Les Politiques, III.6, 1278b23, trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, p. 226.
John Rawls considère à juste titre que l’utilitarisme procède sans égard « à la différence entre les personnes » (Théorie de la justice, p. 219 ; voir aussi p. 53 : « on traite toutes les personnes comme une seule », et « la pluralité des personnes n’est pas vraiment prise en compte par l’utilitarisme »). Sur l’actualité qu’a eu cette question au moment de la guerre de Bush contre le terrorisme (tenir compte ou pas de la séparation des individus), voir Richard A. Posner, « Alan M. Dershowitz, The best offense », New Republic, sept. 2, 2002 : il s’agit des philosophes et intellectuels qui ont argumenté en faveur de la torture, sur la base d’une approche aggrégative utilitariste (« torture is permissible if the stakes are high enough »). A noter que bien que Rawls ait totalement raison dans cette critique de l’utilitarisme, nous ne reprenons pas ici la solution qu’il préconise pour tenir compte de la séparation des personnes, mais celle d’Amartya Sen dans son ouvrage L’Idée de justice : pour écarter cet aspect inacceptable de l’utilitarisme, il suffit d’une conception adéquate de la justice distributive, sans devoir recourir à la tradition de pensée du contrat social comme le fait Rawls. Amartya Sen propose en effet de recourir à la tradition de pensée propre à la justice distributive aristotélicienne (sur la justice et les jugements de justice au niveau politique dans cette tradition de pensée, voir infra note 8).
Aristote, Les Politiques. III.12, 1282b14-23: ἔστι δὲ τὸ πολιτικὸν ἀγαθὸν τὸ δίκαιον, τοῦτο δ᾽ἐστὶ τὸ κοινῇ συμφέρον. M. N. S. Sellers (Republican Legal Theory. The History, Constitution and Purposes of Law in a Free State, New York 2003, p. 10) souligne qu’Aristote défend la position que «’justice’ to consist in government for the common good». L’auteur utilise aussi l’expression « republican identification of justice with the common good » (p. 121) pour expliquer la position prise dans ce courant de pensée. Voir aussi du même auteur l’expression de «common good conception of justice» (The Influence on Marcus Tullius Cicero on Modern Legal and Political Ideas (February 20, 2009), in: Ciceroniana, the Atti of Colloquium Tullianum Anni, MMVIII. Disponible à l’adresse : SSRN: http://ssrn.com/abstract=1354102, p. 17).
Voir Michael Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité.
Dans mon article paru dans 2 ZSR I 146, 2107, Heft 3, pp. 29-252, intitulé « Rule of law : quelle version de l’intitulé de l’art. 5 Cst. privilégier («Principes de l’activité de l’État régi par le droit» ou «Grundsätze rechtsstaatlichen Handeln») ? », j’ai étudié deux arrêts remarquables du TF (ATF 129 I 217, JdT 2004 I 574, et ATF 129 I 232, JdT 2004 I 588) dans lesquels le jugement de justice porté par le TF avait pour objet, au titre du « droit » visé par l’art. 5 al. 1 Cst., le caractère équitable ou non de la procédure de décision en matière de naturalisation par les urnes. Selon le jugement ou discernement du TF dans ces deux arrêts, la procédure de décision par les urnes n’est pas équitable dans la mesure où ce n’est pas une procédure de décision dans laquelle c’est la motivation objective qui conduit au contenu matériel de la décision, et qui contrôle entièrement ce contenu. L’enjeu politique est évident, comme dans tous les cas de limites apportées à l’activité de l’Etat (je parle dans mon article de limites qui ne dérivent pas d’un droit fondamental, mais plutôt de l’équité). Montesquieu a caractérisé cet enjeu ainsi : il faut tout simplement que la tendance « que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser », « trouve des limites » (De l’Esprit des Lois, Livre XI, ch. IV in : Œuvres complètes, t. II, Paris 1951, p. 395 ; voir aussi p. 431). On est dans une situation analogue avec ce vaccin : si l’Etat introduit une obligation vaccinale générale, il faut une égalité de proportion qui tienne la route s’agissant de la distribution de l’obligation de vaccination à chacun, malgré la différence des conditions face au virus, c’est-à-dire qui soit fondée sur des raisons objectives.
Aristote, Les Politiques, I.2, 1253a18-21, trad. P. Pellegrin, GF Flammarion, p. 93 (traduction modifiée).
Pierre Aubenque, La loi selon Aristote, in : Problèmes aristotéliciens, II. Philosophie pratique, Vrin, Paris 2011, 79.
Pierre Aubenque, Problèmes aristotéliciens, II. Philosophie pratique, Vrin, Paris 2011, p. 83.
Ibid., 81, où Pierre Aubenque cite l’Ethique à Nicomaque, X.10, 1181a23.
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